« Les agents antiémeute ont crié : vous allez travailler pour nous ! »

Les employés de Grodno Azot racontent la grève et les licenciements

30 octobre 2020, 9:50 | BELSAT
Employés de la SA ouverte Grodno Azot. 19 août 2020.
Source : Vasil Malchanau, BELSAT

Au moins 16 travailleurs de Grodno Azot ont été licenciés pour avoir fait grève. Les équipes ne sont pas complètes, ce qui crée un risque d’accidents. Pour savoir ce qui se passe actuellement dans l’entreprise, nous avons parlé aux opérateurs de l’atelier « Ammoniac-3 » qui se sont joints à la grève et ont alors perdu leur travail.

Les autorités ont peur de voir la flamme au-dessus de Grodno Azot

Siarheï, 28 ans, opérateur de 4e classe. Il a travaillé à Grodno Azot pendant un an :

« Le 29 octobre, c’était mon tour de prendre le quart mais, quand je suis arrivé à l’entrée de l’usine, mon laissez-passer avait été bloqué. J’avais auparavant déclaré par écrit que je me mettais en grève.

Même mon chef direct n’était pas au courant de mon licenciement le 28 octobre. Et c’est ainsi que cela se fait désormais à l’usine. Un nouveau département a été créé, une sorte de comité de sécurité interne dont on dit qu’il serait géré par un agent du KGB. C’est lui qui décide qui va être licencié et qui restera. Pour licencier quelqu’un, toute raison est valable, même des choses appartenant au passé. Moi, par exemple, j’ai été licencié pour absence prétendument non justifiée au travail du 1er au 7 octobre, alors que j’ai passé ces jours-là en maison d’arrêt, comme attesté par un rapport de police. Autrefois, cela était suffisant pour la direction de l’usine et maintenant, tout d’un coup, c’est devenu de l’absentéisme.

Personne à l’usine pour travailler. Le 29 octobre, 16 employés de l’atelier « Ammoniac-3 » ont été licenciés. Le sort d’une quinzaine de personnes en congé maladie reste inconnu. De nombreux employés de l’atelier « Carbamide-4 » ont aussi pris des congés maladie. La direction a assuré qu’ils seraient également sanctionnés.

Les équipes ne sont pas au complet. D’habitude, elles comprennent de 8 à 12 personnes, actuellement elles n’en comptent que 4 à 5. A ceux qui restent, une double paye a été promise, mais ils passent 24-36 heures à travailler. Outre cela, des retraités ont été recrutés. Des employés d’autres ateliers ont été transférés. Mais la direction ne tient pas compte du fait qu’il faut un peu de temps aux nouveaux venus pour maîtriser ls processus. Les stagiaires ont le droit de travailler de manière indépendante sans même avoir obtenu les habilitations nécessaires. Le chef des ressources humaines est en train de chercher de nouveaux stagiaires pour l’atelier « Ammoniac-3 » mais les gars qui y travaillent encore refusent de les former. Tout cela est très dangereux et crée un risque d’accidents. La direction fait pourtant semblant de ne rien voir.

Face à cette situation, le chef de l’atelier « Ammoniac-3 » est prêt à suspendre le travail de l’atelier. Mais l’administration ne donne pas son accord. Elle en a très peur. Car, lors de l’arrêt de l’atelier, une grosse flamme va s’allumer au-dessus de la ville, bien visible, et cela va signaler une victoire importante des grévistes qui peut déclencher une réaction en chaîne dans d’autres entreprises. Les autorités en ont très peur. »

Pour la police, nous sommes des esclaves

Siarheï déclare qu’on ne lui a pas rendu son livret de travail et qu’on ne le laisse pas franchir l’entrée de l’usine :

« En même temps les gardiens disent qu’ils sont fiers de nous, que nous avons bien fait, et qu’ils nous soutiennent. Mes collègues et moi, nous avons déposé une plainte au tribunal contre licenciement abusif. Nous n’avons pas de grand espoir pour un jugement équitable, mais nous en avons un pour une prise de conscience des collègues toujours au travail qui finiront alors par nous rejoindre. Nous ne pouvons pas nous arrêter là.

19 août 2020.
Source : Vasil Malchanau, BELSAT

Tout au début de notre grève, des agents antiémeute qui étaient venus à l’usine nous ont grossièrement apostrophés. « Nous allons vous faire travailler » disaient-ils, « nous allons vous tabasser ; et nous, nous ne risquons rien ». J’ai été arrêté près de la porte d’entrée. D’abord, j’ai entendu un ordre : « Emmenez-le à l’usine » et ils m’ont empoigné et ont commencé à me pousser vers la porte d’entrée. Et puis un autre agent a dit : « A quoi ça sert que vous le traîniez là-dedans, il va en sortir dans cinq minutes », et ils m’ont emmené dans le bus. Là ils ont ordonné : « à genoux, salopard, face contre sol ». Et de nouveau des hurlements : « Vous continuerez à travailler pour nous, c’est notre pays à nous, c’est notre ville à nous, et lui (ils parlaient du dirigeant du pays) ne partira nulle part ». C’est effrayant : la police ne nous considère pas comme des humains, nous sommes des esclaves pour eux.

Pour le moment, je suis prêt à lutter pour mon emploi et mon futur ici. Je ne veux pas quitter le Bélarus. J’ai tout ici : mes proches, mes amis, mes copains d’école, je ne veux pas perdre tout ça. Je suis très reconnaissant aux habitants de Grodno pour le soutien manifesté. Nous ne pouvons pas nous arrêter, et nous allons gagner. »

« Je ne vais pas travailler là où il faut travailler sous la menace »

Artsiom Mihel, 28 ans, opérateur de contrôle à distance dans l’atelier « Ammoniac-3 », travaille à Grodno-Azot depuis janvier 2017 :

Artsiom Mihel.
Source : TUT.BY, the photo was submitted to the editorial office

« J’ai appris mon licenciement par un message sur la chaîne Telegram : le 28 octobre une liste de 11 employés licenciés y a été publiée et j’y ai vu mon nom. En plus, j’ai vu de l’argent arriver sur mon compte bancaire et il semble que c’était le reste de la paye.

J’ai appelé mon chef, il m’a référé au département des ressources humaines. La veille, j’avais remis au chef de l’atelier une déclaration de grève illimitée et, dans la nuit du 27 au 28 octobre, je n’ai pas rejoint mon quart de travail.

Je n’ai pas l’intention de reprendre le travail tant qu’on nous y forcera par la menace. J’examine d’autres options, je vais probablement travailler comme chauffeur de taxi. J’examine aussi l’option de quitter le pays car il devient dangereux d’y rester. En même temps, je vois tant de gens qui nous soutiennent, qui m’écrivent : n’aie pas peur, tout va bien, nous allons t’aider. Et cela me fait croire que cette grève n’est qu’un début et que les gens vont la rejoindre.

Grève des employés de la SA ouverte Grodno Azot. 19 août 2020.
Source : Vasil Malchanau, BELSAT

Et il est important que d’autres se joignent à la grève, ainsi il n’y aura pas autant d’arrestations et de licenciements. Evidemment, il est facile de mettre derrière les barreaux et de licencier 20 à 30 personnes. Mais si c’était sept mille qui étaient en grève, la situation serait tout à fait différente. Alors les autorités auraient peur. Et de toute façon, ils ne pourraient pas licencier tout le monde.

En même temps, même les licenciements actuels auront un impact pour l’usine. Ainsi, pour me remplacer au travail, il faut former une personne durant six mois et la superviser pendant autant de temps jusqu’à ce qu’elle attrape le coup. Cela donne finalement un an de stage actif. C’est indispensable pour que la personne acquière de l’expérience, pour qu’elle sache comment agir dans des situations de force majeure de toutes sortes, quand il n’y a que quelques secondes pour prendre une décision. Malheureusement, la direction n’épargne pas les employés qualifiés. Un ordre leur est venu d’en haut de licencier, et ils le font.

A la porte d’entrée de la SA ouverte Grodno Azot. 19 août 2020.
Source : Vasil Malchanau, BELSAT

Pourquoi les gens ne se sont-ils pas mis plus nombreux en grève au départ ? Ils ont peur de perdre leur salaire qui, à Grodno Azot, est plus élevé que la moyenne des salaires de la ville, même si, globalement, la rémunération de notre travail n’est pas juste, on devrait nous payer davantage. Beaucoup de gens ont des crédits à rembourser. En plus, les gens ont peur des représailles quand ils voient comment ils s’en sont pris à nous. Et je n’accuse personne car ce n’est pas honteux d’avoir peur, et oui, cela effraie de toute façon, quand tu restes sans travail, quand tu es convoqué au tribunal, menacé. Certains ont cette force intérieure pour dominer la peur, d’autres non.

La direction de l’usine a essayé de soudoyer les travailleurs depuis août. Quand ils ont vu les gens descendre dans la rue, ils ont pu dénicher de l’argent pour les primes et pour le 13e mois. Mais cela ne m’a pas influencé. Je suis prêt à gagner un salaire plus petit si je sais que je vis dans un pays libre et qu’il y a des perspectives pour évoluer. On nous intimide en nous disant qu’avec un autre président il n’y aurait pas d’argent et nous vivrions une situation très dure. Tout ça c’est du bidon. Ce sont les autorités en place qui ruinent l’économie. S’il y a des changements, je suis sûr que beaucoup d’autres pays vont nous aider, et le Bélarus se relevera rapidement et pourra se développer et s’enrichir, tandis qu’aujourd’hui, c’est justement le contraire. »

Les protestations à Grodno Azot ont commencé dès le matin du 26 octobre, en réponse à l’appel de Svetlana Tikhanovskaïa de rejoindre la Grève Nationale et d’exiger la démission d’Alexandre Loukachenko.